Eugène Smith, Minamata

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Minamata (le bain de Tomoko), Eugène Smith 1972

Le bain de Tomoko, qui a été reprise progressivement avec le titre Minamata, est une œuvre photographique de Gene Smith. Publiée en 1972 dans Life, elle représente Tomoko Uemura, une jeune femme empoisonnée au mercure dans le ventre de sa mère, elle-même la tenant dans ses bras dans une baignoire.

Notre image ouvre plusieurs pistes de réflexions quant à sa fonction pragmatique et l’enjeu symbolique qui lui est inhérent. Au-delà de l’interprétation pure et simple, nous avons relevé des angles, visées, messages, connotations qui guident notre regard sur la valeur même de l’image. Face à une telle œuvre, photographie noir et blanc, on pourrait penser à une simple prise de vue représentative d’un instant donné mettant alors en scène une femme et une jeune malade, dramatique certes mais peu de place véritable à la philosophie dans ce cas. Voyons alors ensemble ce que l’envers d’un triste décor cache grâce à trois thèmes relatifs. A travers, de surcroit, plusieurs images associés nous allons parcourir l’histoire de ce document.

« Quand le progrès détruit des vies »

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Screen shot d’une vidéo de 1950 publiée sur YouTube en 2011 « un chat fou »

Le bain de Tomoko a une valeur historique et est avant tout assimilé à la dénonciation de la réalité d’une évolution industrielle. La plupart des pays européens ont commencé leurs activités industrielles à la fin XVIIIème siècle. En parallèle, le Japon accélérait les innovations. Dans un souci de financement rapide des différentes machines, le Japon a entrepris en cette période un système de pillage notamment favorisés par les guerres. Cette course et précipitation sans précédent a donné lieu à une négligence accrue de la valeur de l’environnement et de la notion de responsabilité sociale.

À partir de 1932, l’usine Chisso qui a initié la tragédie dont nous allons analyser les travers, pris la décision d’utiliser des ingrédients toxiques dont les rejets étaient composés de résidus de métaux lourds. Entre autres, le mercure qui peut être ingéré par les voies buccales lors de l’alimentation ou l’abreuvage, est le composant principal de ces rejets (la cause de la maladie de Minamata). Selon les premiers témoignages et récits concernant la maladie reconnue en 1949, les habitants sont tombés malades pour des raisons mystérieuses. Puis, les domiciliés de la région de Minamata ont progressivement constaté sur eux-mêmes et leurs proches une perte de la motricité et ont annoncé avoir du mal à écouter ainsi qu’à voir.

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Photographie anonyme, « Les symptômes de Minamata », 1954

Cette forme de malédiction présupposée a donné lieu très rapidement à un effet « boule de neige ». Quand les chercheurs ont trouvé bien plus tard, en 1956, que cette maladie était due à la pollution des eaux, on a recensé plus de 25000 victimes qui en souffraient et en mouraient. L’écoulement de mercure dans la mer a par la même empoisonné toute la biodiversité adjacente. Par extension, l’ensemble des japonais qui consommaient du poisson comme aliment de base se sont également retrouvés infectés de par une conséquence sanitaire directe après digestion de la denrée.

Pour en arriver à ces tristes déductions les spécialistes convoqués sur le terrain ont également analysé de nombreux animaux et des jeunes enfants.

L’image « screen shot » d’un chat malade, issue d’une séquence d’enregistrement anonyme prise en 1950 et publiée sur YouTube en 2011, permet de captiver l’œil via la mise en valeur du caractère choquant voir morbide des résultats d’une maladie purement fabriquée. La vidéographie rend possible une visualisation active des symptômes. Le documentaire ou le reportage qui s’enrichi couramment de séquences courtes prend appui sur l’atout très réaliste et forcément explicite de l’image. Comme c’est le cas de la photographie du jeune malade et de sa main devenue inerte, on découvre que ces deux genres d’images matérialisent un instant comme pour involontairement le conserver et l’offrir à la postérité. Ces saisissements modernes sont bien sûr des traces mais surtout constituent des preuves capables d’accuser comme cela a été le cas pour les entrepreneurs de l’usine Chisso et de soigner. Dépassant son rôle primaire, l’image rayonne au-delà d’elle-même.

Les victimes humaines, leur entourage et les victimes animales saisies par la photographie ou le film restent des témoins importants dans le processus de condamnation et de responsabilisation. Ces techniques de prises de vue sont d’autant plus saisissantes qu’elles conservent une image fiable et légendée, un atout pour la mémoire.

Minamata fait référence à un large thème de type engagé lié à l’impact industriel sur les populations. Grâce à cette dénonciation brutale par la photo ou le film, Minamata, comme maladie symptomatique, est devenue un des exemples les plus connus dans le sujet controversé des maladies industrielles. Elle est un repère dans la démarche de mise en lumière des conséquences physiques telles qu’elles le sont vraiment et aussi bouleversantes qu’elles puissent l’être.

« Une pietà »

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La Piéta de Michel-Ange, 1498-1499

On peut ici faire aussi une référence presqu’évidente au thème Pietà. Il s’agit d’une appellation Italienne qui se traduit en Français par « Vierge de Pitié ». Plus précisément c’est un thème artistique issu de la sculpture qui s’est ensuite étendu à la technique de peinture chrétienne. Dans tous ces arts, on retrouve couramment une représentation stylisée de la Vierge Marie en Mater dolorosa (expression latine). La mise en scène, une expression certes théâtrale mais qui peut aisément être convoquée ici, est centrale et reprise comme un code stylistique : la mère pleure son enfant sans pourtant qu’une larme soit visible, elle tient sur ses genoux le saint Christ, il est descendu mort de la Croix avant sa mise au tombeau. L’évènement biblique correspond à l’avant résurrection et l’avant ascension.

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Affiche du film Sud-Coréen « Pieta », anonyme, 2012

Chronologiquement, on observe donc une évolution dans l’utilisation de ce thème :

  • Sculpture
  • Peinture
  • Dessin
  • Photographie

La mère est le pilier dans la naissance tout comme elle l’est dans la mort. Elle suit avec son enfant la vie mais l’accompagne vers un destin funeste. Marie, chagrinée mais pourtant forte de tenir à bras couvert le défunt, porte dans sa posture la tragédie de la maternité : donner la vie mais assister à son arrêt brutal et non naturel. La vierge est en effet une spectatrice impliquée d’un théâtre qu’elle regrette forcément mais qu’elle suit par devoir.

Tragique et dramatique ce type d’art est une ode sombre au rôle de la mère. La symbolique n’est pas optimiste mais dans sa noirceur elle renforce cette position de «  mère à la fois douce et forte ». Il y a donc un paradoxe. On peut aussi évoquer l’amour que l’on retrouve dans notre image et celle sélectionnée ici à travers le regard protecteur. Des valeurs comme la loyauté apparaissent ainsi comme innées, instinctives, purement naturelle pour une mère.

La photographie Minamata est donc une allégorie en reprenant au passé et à l’Histoire biblique sa symbolique. Pourtant, l’auteur a su moderniser son optique grâce à une technique nouvelle : la photo. La modernité se retrouve, bien sûr et également, dans le contexte même de la prise de vue : catastrophe industrielle du XXème siècle ayant eu des répercussions sanitaires sur les populations Japonaises.

Minamata fait donc plus spécifiquement référence à une œuvre du célèbre Michel-Ange. Avec Les artistes principaux  Quentin Metsys, Vincent van Gogh et Delacroix l’artiste fait partie des noms incontournables sur cette thématique qui au fur et à mesure du temps s’est désacralisée délaissant religion et piété au profit de la symbolique intrinsèque. Le chef-d’œuvre ci-contre est une représentation de La Vierge Marie assise sur un rocher, tenant le Christ mort sur ses genoux réalisée entre 1498 et 1499. L’emplacement de la sculpture est la Basilique Saint-Pierre de Rome et les outils utilisés pour la réalisation sont le ciseau et marteau à sculpture. L’œuvre fait une dimension totale de 1,74 m de hauteur ; 1,95 m de longueur et 0,69 m de largeur.

On découvre que le Destinataire fut le cardinal français Jean Bilhères de Lagraulas. Malgré la puissance du destinataire à cette époque, c’est l’auteur qui sera loué, admiré et sollicité par d’autres pour cette création : La Pietà est une des plus célèbres œuvres d’art de tous les temps qui a forgé et assuré la notoriété de Michel-Ange. Le thème est, enfin, rentré dans un langage courant. Il est très fréquent pour illustrer, d’entendre «  voici une pietà », comme si la beauté de l’œuvre avait dépassé son propre nom originel. 

« Preuve et trace scientifique »

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Gravure portrait « Ambroise Paré arrachant la blessure d’Henri II le fer de la lance du sire de Montgomery », André Vesale, XVIème siècle

 

De la préhistoire à nos jours, XXIème siècle, on se rend compte que la médecine s’est saisie de l’image pour appuyer plusieurs notions qui forgent sa légitimité : preuve, aide, explicitation, démonstration.

La paléo pathologie comme l’ethnologie sont des sciences conjointes qui ont permis de voir que cette «  science de la santé » ne s’est jamais véritablement suffit à une transmission de savoir orale et écrite. Dès l’antiquité, Pythagore surtout connu pour sa fonction de mathématicien, a introduit la médecine comme une connaissance régie par des codes expérimentaux. La portée empirique de la discipline explique le recours à l’image pour tout naturellement « montrer » ce à quoi elle servait et comment la pratiquer. C’est dans la gravure et la sculpture qu’on retrouve les premières œuvres ayant pour but d’illustrer des thèses et modes de pratiques. Au Moyen-âge comme à la renaissance, les textes greco-romains commencent à s’accompagner plus automatiquement de dessins. Mais alors contrôlés par les instances catholiques et mises à mal par un système féodal répressif, certains médecins et scientifiques ont eu recours à des artistes peintres et tapisseurs leur demandant de créer des œuvres capables de rendre compte de leurs propres découvertes avec un trait plus léger. Au fur et à mesure, la médecine se sert de l’image, de la représentation, plus ou moins stylisée, pour transmettre, enseigner. Ces iconographies vont, entre autres, permettre à la science d’être reconnue comme telle et non comme une pratique obscure éloignée de toute raison plausible. Le XVIème et XVIIème siècle resteront les périodes phares de l’innovation où les maladies comme la peste vont être illustrées, peintes, gravées et les techniques comme le microscope vont donner lieu à des schémas d’explication insérés aux dictionnaires spécialisés. Aujourd’hui, la photo et l’image de synthèse restent des techniques courantes qui enrichissent nos propres dossiers médicaux. Comme une véritable preuve, saisies d’ailleurs dans des affaires d’ordres juridiques, les images de l’époque contemporaine dépassent parfois la réalité visible à l’œil nu. Cette «  image dans l’image » de nos derniers appareils de haute technologie comblent ce que l’Homme ne peut voir, enseigne dans le présent ce que le passé peut raconter.

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Photographie de Robert Couse-Baker, »La médecine moderne est bénéfique pour l’individu. L’est-elle pour l’espèce? »,2015

L’image à valeur scientifique est un moyen qui rend possible la compréhension d’une maladie, une épidémie, une blessure ou même une infection bénigne mais elle est aussi un canal capable de lier origines du mal et conséquence de celui-ci à une échelle presqu’infinie.

En effet, on pourrait croire que l’image trouvée dans un dictionnaire scientifique ou le scan d’une tumeur au cerveau ne se restreigne qu’au cadre dans lequel et pour lequel elle a été saisie, à savoir le diagnostic. Or, avec une étude et un regard poussé sur cette réalisation, on observe qu’il est possible de découvrir tout un univers. Qui est cette personne défaillante ? D’où elle est originaire ? Comment a-t-elle pu devenir victime ? Comment est-elle soignée ? Comment vivent ses proches dans ce cas critique ? Voilà des exemples de questionnement auxquels on pourrait répondre en prenant appui sur l’image. En partant d’éléments évidents comme l’apparition d’anomalies physiques on peut établir une démarche de recherche en parvenant même à expliquer ce que la maladie génère autour d’elle-même. L’on arrive alors à une contextualisation voir une symbolique qui ne dessert pas la preuve scientifique comme on pourrait le croire mais qui la complète.

La gravure portrait que nous avons sélectionnée a pour titre : Ambroise Paré arrachant la blessure d’Henri II le fer de la lance du sire de Montgomery. Fondateur des techniques et thèses de médecine modernes, le spécialiste au service d’un roi est mis en scène dans le cadre d’une opération chirurgicale. Comme dans Minamata, la blessure prend une part centrale au sein de la représentation mais l’histoire qu’elle raconte devient aussi un objet à part entière d’analyse. La guerre, le combat, les pratiques groupées de médecine; l’auteur de cette œuvre du XVIème siècle, André Vesale, anatomiste, a su à travers l’art, montrer l’environnement de la victime conjoint à son propre mal physique.

 

 Laureen Moutou, Yeongkyeong Ryu